Bonsoir tout le monde.
On avait beau se plaindre du confinement, une forme de routine avait fini par s’installer. On se sentait vertueux et en sécurité. On applaudissait, on regardait la courbe s’aplatir. Aujourd’hui on est à nouveau plongé dans l’inconnu. Les invitations pleuvent et les moindres tentations font naître le soupçon et la peur — et c’est carrément désagréable.
On porte les masques qu’on a cousus mais est-ce qu’on le fait suffisamment bien ? Est-ce qu’il faut en porter un à vélo ? Et les mains, putain. On doit vivre avec le sentiment d’avoir les mains contaminées en permanence, pleines d’une charge abstraite, comme dans ce moment où on a coupé un bout de texte et qu’on attend de le coller à nouveau.
[The Ice Storm]
J’ai pas la force de vivre encore en autarcie (et les autres membres de mon foyer le supporteraient encore moins bien que moi). Mais même avec la meilleure volonté du monde en termes d’hygiène et de prudence, recommencer à voir des gens ça veut dire accepter le risque de la contamination et de la transmission. Je suis désemparé à l’idée d’avoir un comportement irresponsable, et désemparé à l’idée d’être le rabat-joie de service pendant des mois, avant de finir immanquablement par craquer.
Alors on fait comme on peut. On se retrouve au parc pour faire courir les enfants avec leurs amis, on prend l’apéro dans la cour avec des bols de chips individuels. On essaie de minimiser les risques pour tenir sur la durée, plutôt que prôner l’abstinence, parce que transformer les questions de santé publique en affaire de vertu fait rarement avancer les choses.
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Pardon je vous avais promis trois choses intéressantes — allons-y.
1. Escaliers
Il y a quelques années, nous avions séjourné en famille dans un AirBnB du XIe arrondissement. L’appartement était surprenant : c’était un studio au dernier étage de l’immeuble, dont les propriétaires avaient ensuite racheté tous les combles. Le studio originel était comme un sas vers le véritable appartement.
Pour accéder au deuxième niveau, on empruntait un escalier très simple et très beau :
Cet escalier m’a marqué parce qu’il occupait fort peu de place au sol et parce qu’il restait confortable même s’il semblait horriblement raide.
Aujourd’hui c’est notre tour d’être dans les affres de l’optimisation des volumes de notre vieille maison, alors je me suis demandé : comment faire pour créer un escalier confortable dans des conditions très contraintes ?
Du coup j’ai appris plein de vocabulaire, mais surtout que le calcul du dimensionnement d’un escalier suit une formule établie au XVIIe siècle :
C'est l'amplitude moyenne du pas humain qui sert de base au dimensionnement des marches. François Blondel (1618-1686) définit une relation entre la longueur moyenne du pas de l'homme, la hauteur et la profondeur des marches. Cette relation est représentée par la formule suivante appelée formule de Blondel :
G + 2H = A
G étant la valeur du giron en cm.
H étant la hauteur de la marche en cm.
A étant l'amplitude moyenne du pas en cm
[Comment définir l’implantation de son escalier ?]
Blondel est un personnage fascinant : après une carrière militaire pendant la guerre de Trente Ans, il est envoyé en mission diplomatique. Il parcourt toute l’Europe, de l’Italie à la Scandinavie, en passant par les innombrables principautés allemandes, et va jusqu’en Egypte et en Russie. Il sera aussi l’architecte de la porte Saint-Denis à Paris et de la corderie royale de Rochefort, le professeur de mathématiques du Grand Dauphin, et l’auteur d’un livre au titre merveilleux :
Je vous conseille vivement de lire l’intégralité de sa page Wikipédia, qui regorge de surprises et a été écrite dans le style inimitable des retraités érudits.
2. Le lieu du crime
Notre émission de télé de repli, les soirs où on veut juste s’effondrer devant un divertissement, c’est une série de téléfilms diffusés sur France Télévisions et intitulée Meurtres à… (à Béziers, à Bar-le-Duc, au Cap-Nègre, que sais-je).
À la différence des séries policières classiques, chaque épisode peut être regardé de manière indépendante. Les personnages et les lieux sont à chaque fois différents. Chaque épisode met en avant une ville ou une région différente, marque de fabrique de France 3. L'intrigue repose sur une enquête liée à une légende, existante ou inventée, menée par un duo (souvent un homme et une femme) incarné par deux acteurs connus. Ces deux personnages ne sont pas forcément tous les deux policiers mais sont amenés à collaborer malgré des premiers rapports difficiles. Ils ont régulièrement un lien de parenté et sont souvent antagonistes. Aucune image violente n'est montrée. La série se concentre sur l'enquête, les paysages et souvent sur des idylles amoureuses. Si les meurtres sont fréquents, ils ne sont pas l'œuvre d'un serial killer pervers.
[Meurtres à… sur Wikipédia]
Ces téléfilms sont très inégaux, il y a de bonnes surprises mais globalement le niveau est faible. Les intrigues sont généralement basées sur (a) des notables aux noirs secrets, (b) des filiations cachées et (c), pour les enquêtrices, des difficultés à concilier travail et relations personnelles. En plus, pour une raison que j’ignore, tout le monde crie tout le temps.
Ce qui m’intéresse, c’est que la série se revendique comme une déclinaison de la série allemande Tatort (“scène de crime”).
[Le générique de Tatort, pratiquement inchangé depuis 1970]
Tatort n’est pas vraiment une série : c’est un agrégat de plusieurs séries produites par les différentes chaînes de télé régionales allemandes, et diffusées à tour de rôle le dimanche soir sur Das Erste, la grande chaîne de télé publique. En cinquante ans, on en est à plus de 1100 épisodes qui se déroulent dans une trentaine de villes d’Allemagne, mais aussi d’Autriche et de Suisse alémanique.
Je connaissais l’existence de Tatort (la série avait été diffusé en France, notamment dans les années 90, à l’époque des quotas de fiction européenne sur les chaînes publiques), mais je n’en avais jamais vraiment regardé. Là j’ai décidé de m’y mettre pour travailler un peu mon allemand oral — à force de traduire des contrats de location de bagnole et d’écouter les (excellents) podcasts de Deutschlandfunk Kultur, disons je manque de vocabulaire utile au quotidien.
(À mon grand regret, ma compagne ne lit pas assez l’allemand pour regarder Tatort avec moi. J’ai cherché des fansubs mais apparemment ça n’existe pas.)
Il y a des enquêteurs récurrents, dont certains sont très populaires (Ballauf et Schenk à Cologne, par exemple), mais pas vraiment la structure et la continuité directe d’une série traditionnelle. L’ambiance varie énormément d’une ville à l’autre : dans ce que j’ai regardé un peu au pif ces dernières semaines, les épisodes à Hambourg font grosse production hollywoodienne, ceux de Cologne sont super old school, et ceux de Göttingen, tout récents, penchent plutôt vers le réalisme social. Les épisodes à Weimar sont carrément comiques. Globalement la qualité est hyper impressionnante à côté de la série des Meurtres à… (ou peut-être que je suis juste content d’avoir l’impression de voyager).
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À noter : en 1971, la RDA s’était dotée d’un équivalent direct à Tatort, Polizeiruf 110, qui est encore produit aujourd’hui et est diffusé en alternance avec Tatort.
Après la réunification, en 1990, il y a même eu un épisode cross-over entre les enquêteurs de RFA et de RDA, sur fond de traffic d’œuvres d’art par d’anciens membres de la Stasi.
Répond à ça, Marvel.
3. Le banjo de Wittgenstein
Voilà maintenant 15 ans que je suis obsédé par la vie et l’œuvre de Ludwig Wittgenstein, et très franchement c’est miraculeux que j’aie attendu 12 éditions de cette newsletter pour vous bassiner avec. Si jamais vous ne connaissez pas Wittgenstein : né en 1889 dans une des familles les plus riches d’Autriche, il étudie l’ingénierie puis développe un vif intérêt pour la logique et le langage, qui le pousse vers la philosophie. Après plein de voyages que je vous passe, et grâce au soutien de Bertrand Russell, il enseigne à Cambridge à partir de 1929. Il n’est guère aimé de ses pairs, notamment parce qu’il clame que les questions métaphysiques sont uniquement des problèmes de langage, insolubles et donc sans intérêt.
Pour éviter de ressasser les mêmes anecdotes à son sujet et changer un peu, j’ai décidé de fact-checker les dernières choses que j’ai lues à son sujet.
Hitler
Hitler et Wittgenstein sont nés à six jours d’écart et ont fréquenté un temps la même école à Linz, de 1903 à 1904. Wittgenstein avait sauté une classe et Hitler en avait redoublé une, si bien qu’ils n’ont sans doute pas eu beaucoup d’occasions de se parler.
Il y a néanmoins des gens persuadés que cette rencontre fut fondatrice pour Hitler : un Juif richissime, brillant et cassant, voilà bien une figure à haïr. C’est une idée ridicule, qui part du principe que les enfants sont déjà les adultes qu’ils finiront par devenir, et qui oublie également qu’avant l’Anschluss, les Wittgenstein ne se percevaient pas et n’étaient pas perçus comme juifs. Néanmoins, cette thèse et la photo ci-dessus (sur laquelle Wittgenstein ne figure vraisemblablement pas) furent popularisées par un livre de 1998, The Jew of Linz, qui postule également que Wittgenstein était un espion soviétique, qu’il avait recruté les Cinq de Cambridge, et transmis la technique de déchiffrement des codes nazis à Staline.
Bon OK, ça ferait un super film.
Le banjo
Je suis tombé sur cette photo sur twitter :
Si séduisante que soit l’idée d’écouter Wittgenstein jouer du banjo, la photo est manifestement un montage. Wittgenstein était obsédé par la musique savante et méprisait le répertoire contemporain (“chez Brahms je peux commencer à entendre le bruit de la machinerie”). Il avait l’oreille absolue et saoulait tout le monde avec (il passait 25 minutes à régler le phonographe de ses hôtes quand il était invité à dîner).
Un jour, Paul [son frère aîné, pour qui Ravel devait plus tard écrire le Concerto pour la main gauche] travaillait sur l’un des pianos de la résidence familiale des Wittgenstein, lorsqu’il cria soudain à Ludwig, qui se trouvait dans la pièce voisine : “Je ne peux pas jouer quand tu es dans la maison, je sens ton scepticisme qui se glisse sous la porte !”
J’ai tout de même découvert que Wittgenstein sifflait remarquablement bien et avait entrepris d’apprendre la clarinette, à l’époque où il vivait à Cambridge. Le potentiel comique est moindre, mais c’est déjà ça.
Les souvenirs de Malcolm
Plus étonnant, cette série de publications anonymes sur 4chan (que je n’ai pas le courage de vous traduire, désolé) :
Les photos sont bien des photos de Wittgenstein, et Norman Malcolm a bien publié un livre intitulé Ludwig Wittgenstein : A Memoir (en 1958, pas en 1966), mais les incidents racontés sont manifestement ridicules et apocryphes. Je note un degré d’effort inhabituel dans le pastiche et la vraisemblance, qui me rappelle des blagues de normaliens. Je soupçonne donc un étudiant agacé par la lecture du bouquin de Malcolm.
Le deuxième paragraphe (avec la coupelle de lait) est adapté d’une traduction d’Histoire de l’œil de Bataille, mais je n’ai pas identifié les autres. N’hésitez pas à me le dire si vous en reconnaissez un !
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Et voilà.
Portez-vous bien, à mercredi prochain.
M.
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ABSOLUMENT TOUT paraît un mercredi sur deux, avec chaque fois trois trucs intéressants.
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