Bonsoir tout le monde.
Cette semaine je vous écris depuis la plage, dans la ville où moi et ma petite famille avons vécu de 2013 à 2018, et qui est bien partie pour devenir une île avant 2050 — j’adore l’eau, d’ici 20-30 ans y en aura plein.
Allez hop, en route pour trois choses intéressantes et, cette semaine, exotiques.
1. Mon nom est personne
Wu Ming Foundation est un étonnant collectif littéraire italien, fondé en 2000 par cinq jeunes auteurs bolonais issus de la gauche libertaire / alternative et très tôt actifs sur internet.
Le nom du collectif est un de ces jeux de mots trans-langues qui ne fonctionne sans doute pas dans la langue dans laquelle il est censé être rédigé :
En chinois, Wu Ming (无名) signifie “anonyme” ou, avec un autre ton (五名), “cinq personnes”. Et de fait, il y avait cinq fondateurs au départ : Roberto Bui (Wu Ming 1), Giovanni Cattabriga (Wu Ming 2), Luca Di Meo (Wu Ming 3), Federico Guglielmi (Wu Ming 4), Riccardo Pedrini (Wu Ming 5, qui a quitté le groupe en 2015).
[An Italian novel is at the center of a meta-conspiracy theory about QAnon]
Les membres de Wu Ming Foundation écrivent collectivement et individuellement, et il serait difficile d’attribuer un genre à leurs œuvres — leurs romans ont souvent une composante historique et des dimensions épiques, mais flirtent aussi avec l’essai, la SF ou l’uchronie. Tandis que j’essayais de me familiariser avec leur travail et leurs ambitions, je suis tombé sur un texte de 2008, un genre de manifeste rétrospectif, très beau et bordélique (exactement à mon goût, donc), et qui se concluait ainsi :
Nous avons été élevés à la fiction de genre, au rock (et il est intéressant de noter que plusieurs d’entre nous ont joué dans des groupes de punk), aux films, aux jeux de rôles et aux premiers jeux vidéo. Nous utilisions déjà internet, et même avant ça nous utilisions des Bulletin Board Systems, les forums électroniques antérieurs au web. Certains d’entre nous avaient déjà leur propre site web en 1994.
Nous n’avions aucune envie de nous lancer dans des diatribes convenues et snobs contre les industries culturelles. Nous voulions apporter notre contribution à la culture populaire, nous voulions y ajouter du conflit et des contradictions, et non la condamner depuis l’extérieur, ni même refuser de nous en préoccuper. Quand Q, notre premier roman, a été publié, nous avons ouvertement affirmé que nous voulions mener notre combat dans le champ de la culture populaire et apporter nos pratiques dans l’industrie culturelle.
[New Italian Epic: we’re going to have to be the parents]
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La Wu Ming Foundation est issue plus ou moins directement d’un autre collectif italien d’inspiration situationniste, actif dans la seconde partie des années 90, appelé Luther Blissett Network. « Luther Blissett » était le nom du premier footballeur noir à jouer dans le championnat italien, et c’est devenu un pseudonyme collectif sous lequel des nombreuses personnes signaient leurs ouvrages et revendiquaient leurs actions, notamment des canulars de grande ampleur :
Une de nos principales activités était de faire des canulars élaborés pour piéger les grands médias. Certains avaient une grande envergure, et nous ont rendu assez célèbres en Italie. Le plus complexe a impliqué des dizaines de personnes dans les bois vers Viterbo, une ville près de Rome. Ça a duré un an, il y avait du satanisme, des messes noires, des milices chrétiennes anti-satanistes, etc. Tout était faux : il n’y avait ni satanistes, ni miliciens, seulement des mises en scène, des rumeurs adroitement diffusées et des communiqués absurdes, mais les médias locaux et nationaux ont tout gobé sans rien vérifier, les politiciens ont pris en marche le train de la paranoïa de masse, et nous sommes même parvenu à faire diffuser aux informations télévisées des images (assez ridicules) d’un rituel satanique. Puis nous avons tout revendiqué, en montrant des tonnes de preuves.
[On #QAnon: The full text of our Buzzfeed Interview]
C’est dans ce contexte que les futurs membres de Wu Ming Foundation rédigèrent leur premier livre, Q, un roman fleuve paru en 1999 où « luthériens et catholiques s’unissent pour écraser une secte anabaptiste qui abolit l’argent et tague des « Omnia Sunt Communia » (« tout est à tout le monde ») sur les murs des bourgs de la Prusse médiévale ». De l’aveu même des membres de Wu Ming Foundation, le livre est aussi une forme de manuel de résistance et d’agit-prop, ce qui explique peut-être son succès auprès de ce qu’on appelait à l’époque le mouvement altermondialiste.
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Tout cela vous rappelle peut-être singulièrement quelque chose si jamais vous avez déjà entendu parler de QAnon, l’espèce de méta-théorie du complot qui fait des ravages chez les boomers américains depuis 2017. Je ne peux pas vraiment vous résumer les croyances de QAnon tellement c’est dingo et tentaculaire, mais en gros Donald Trump est le dernier espoir du monde libre face à une conspiration judéo-pédophilo-libérale particulièrement puissante et sanguinaire. Sous le pseudonyme de Q, un type qui se présente comme un courageux insider balance régulièrement des informations particulièrement cryptiques, que ses adeptes tâchent d’interpréter pour découvrir la vérité derrière les mensonges des médias (un membre de Wu Ming explique que QAnon est « un jeu de réalité alternative pour fascistes », et c’est une bonne définition). Tout ça serait navrant mais anecdotique si les adeptes de QAnon n’étaient pas si nombreux ni si dangereux.
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Le fait que plusieurs personnes partagent apparemment le pseudonyme de Q, ainsi que leur propension à manipuler les masses, rappelle nécessairement et singulièrement le roman fondateur de Wu Ming Foundation et les canulars de Luther Blissett — à tel point qu’en 2018, l’idée que des agitateurs italiens étaient à l’origine de QAnon jouissait d’un certain crédit. J’ai trouvé particulièrement pertinente leur réponse à ces spéculations :
Admettons que QAnon a commencé comme un canular destiné à piéger les cinglés de droite. Quoi qu’il en soit, il y a longtemps qu’on en n’est plus là. D’une certaine manière on dirait toujours un canular, mais de qui et contre qui ? Est-ce que le storytelling de QAnon a été détourné et phaogcyté par des « contre-falsificateurs », qui utiliseraient le cynisme post-ironique habituel de l’alt-right et rendraient le récit toujours plus absurde pour sidérer les commentateurs journalistiques tout en diffusant des théories réactionnaires de manière séduisante ?
(…) Et si QAnon inspirait une vague d’attaques ? Pour nous, la question cruciale est donc : provoquer des nazis de cette manière, pour quoi faire ? Leur camp est divisé entre ceux qui croiraient n’importe quoi et ceux qui traiteraient tout avec ‘ironie’ et exploiteraient n’importe quoi pour promouvoir leur programme raciste et réactionnaire. Est-ce qu’on peut vraiment troller ou ridiculiser des gens pareils ?
Honnêtement il fallait une certaine acuité pour avoir les idées aussi claires dès 2018. Mais c’est tout de même malheureux que Facebook ait attendu deux ans (et qui sait combien de nouveaux convertis) pour se décider à agir contre QAnon.
2. Saint Expédit
Si j’en crois Wikipédia, Expédit de Mélitène était peut-être « un commandant romain d’Arménie converti au christianisme et décapité pour cette raison par l’empereur Dioclétien en l'an 303 de l’ère chrétienne, à Mélitène ». Je dis peut-être parce que la réalité historique du personnage est si douteuse que le pape Pie X a « rayé, en 1906, son nom du martyrologe et prescrit, sans succès, l'enlèvement de ses images dans les églises ». Parmi les hypothèses sur l’étymologie de son étrange patronyme, j’aime beaucoup celle-ci :
Sa naissance ne serait que le fruit d'une fâcheuse erreur. Un jour des religieuses de Paris reçoivent de Rome une boîte contenant des reliques pour une nouvelle chapelle. Elles ne trouvent aucune indication leur permettant de les identifier, à part une inscription sur la boîte elle-même : expedito, suivie de la date. Ignorant l'italien, les religieuses ne soupçonnent pas que cette expression signifie, expédié, et croient qu'il s'agit du nom de Saint. Elles baptisent leur chapelle du nom de Saint-Expédit.
[Saint-Expédit, culte croyance de La Réunion]
Si le culte de Saint Expédit est toujours célébré en divers endroits du monde chrétien, il occupe une place particulière sur l’île de la Réunion. En plus d’une imposante statue dans l’église Notre-Dame-de-la-Délivrance à St Denis, donnée par une riche Réunionnaise qu’il avait aidée à regagner l’île après la première guerre mondiale, le touriste découvrira un peu partout de nombreuses petites chapelles rouges (comme la cape d’un légionnaire) :
On trouve de très nombreux oratoires surtout dans les Hauts, aux carrefours ou au bord des routes; ils sont de petite taille et toujours peints en rouge, la couleur sacrée des pratiques malabares, couleur du sang, de la vie et de la mort. De plus en plus ils sont cachés dans des propriétés privées, à l’abri des regards, pour protéger la famille et les biens.
[Le culte de Saint Expédit à la Réunion]
Pour le touriste que j’ai été, ces innombrables petites chapelles sont fort mystérieuses : on n’y voit jamais personne et les Réunionnais n’aiment guère s’en approcher, pourtant elles sont manifestement utilisées, puisqu’elles sont fort bien entretenues. On y trouve des ex-voto et des remerciements — ou parfois, au contraire, des statues décapitées par des fidèles déçus.
Ce qui est intéressant, c’est que le fait que Saint Expédit soit désavoué par l’Eglise catholique a sans doute contribué à faire de lui une figure encore plus populaire et syncrétique :
La figure de Saint Expédit à La Réunion présente aussi un coté sombre. Les réunionnais craignent sa puissance et évitent de lui dédier un oratoire à l’intérieur même des maisons. Certains réunionnais invoquent St Expédit pour régler leurs comptes et se débarrasser d’un concurrent en affaires ou en amour, ou pour des rituels magiques. Ils oublient alors le message chrétien du saint, et se perdent eux-mêmes. Enfin, des réunionnais d’origine indienne (les « Malbars ») pratiqueraient une religion chrétienne empruntant de nombreux rituels à l’hindouisme. Il verraient en St Expédit la figure chrétienne de la déesse Kali, associée à la destruction et à la couleur rouge. Bien loin de La Réunion, on invoque également St Expédit à Haïti lors de pratiques proches du vaudou, de la magie noire et de la sorcellerie.
3. Sales bêtes
La semaine dernière, le HuffPost rapportait que l’île écossaise de Rùm, dans l’archipel des Hébrides intérieures, cherchait de nouveaux habitants pour occuper ses splendides maisons toutes neuves et redynamiser un peu la population et l’économie locales.
Comme le dit @temptoetiam :
Les Highland midges, en effet, sont des insectes de la taille d’un gros moucheron et qui piquent les êtres humains (et les gros mammifères comme les vaches) pour leur pomper le sang, laissant une piqûre particulièrement déplaisante. Ils sont actifs en Écosse de la fin du printemps à la fin de l’automne, et chassent en nuée à la tombée du jour et à proximité des zones humides.
Pour s’en protéger, il y a l’option moustiquaire de tête, fort élégante, mais qu’il est tout de même recommandé d’agrémenter de produit répulsif :
Et surtout il y a ce site promotionnel tenu par une marque de répulsif, et qui présente une sorte de météo des midges, ce que je trouve tout bonnement incroyable :
Dans le futur il fera 50 degrés tout l’été mais au moins on aura des bracelets connectés qui nous aideront à slalomer entre les moustiques tigres.
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(Au passage j’ai lu que l’île de Skye était à peu près épargnée par les midges, ce sera donc ma destination de choix si jamais, qui sait ?, je me décidais à aller randonner en Écosse.)
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Et ce sera tout pour cette fois.
Bonne semaine, portez-vous bien.
M.
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Salut ! L'île de Skye n'est pas épargnée, mais si tu restes près des côtes ça va. A cause du vent j'imagine. C'est magnifique, fonce y !