Bonsoir tout le monde.
Cette semaine on va tâcher de penser à autre chose.
1. Les funambules
Man on Wire (Le funambule, en France) est un documentaire sorti en 2008, qui raconte l'histoire proprement incroyable de Philippe Petit, un funambule français qui marcha sur un fil tendu entre les tours du World Trade Center, un jour de 1974.
Le film est remarquable notamment pour ce qui n'y figure pas. La performance de Petit n'a pas été filmée, et pour l'imaginer on doit se contenter de rares photos et des témoignages encore ébahis des gens qui ont participé à l'entreprise.
Les évènements qui mènent à la performance font, d’une certaine manière, partie de la performance. Le processus lui-même (qui a impliqué des années de planification et d’entraînement, dont beaucoup d’activités illégales) m’a peut-être plus marqué que la cascade en tant que elle — ça a allumé quelque chose en moi, et m’a remplie d’inspiration et d’énergie. Un homme voulait quelque chose d’impossible, mais il le voulait tellement que littéralement rien, pas même pas loi, ne pouvait l’arrêter. (...) Il y avait des dizaines de choses qu’il ne pouvait pas prévoir, et cela voulait dire qu’il devait se fier à de nombreuses personnes différentes — il devait avoir confiance dans le fait qu’ils iraient au bout pour lui. Et en réalité, c’est ça, la vie.
Surtout, le film a l'élégance de ne pas mentionner une seule fois le fait que le World Trade Center n'existe plus.
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C'est pourtant à Man on Wire que j'ai repensé en lisant la semaine passée un article de Yuliya Komska à propos des troupes de funambules qui donnaient leurs spectacles dans l'Allemagne en ruines de l'immédiat après-guerre. L'article est un peu bavard, comme une dissertation où on aurait décidé de caser à tout prix ses auteurs préférés, mais on y apprend tout de même des choses.
Dès 1945, donc, les funambules s'étaient soudain faits nombreux dans l'ouest de l'Allemagne.
Beaucoup de troupes n'avaient pas grand chose à perdre ; elles étaient originaires de Poméranie, de Silésie, de la Bačka — fiefs traditionnels de leur art et, incidemment, régions libérées d'Europe orientale où les Allemands n'étaient plus les bienvenus. Les expulsions d'après guerre avaient réduit leurs vies en miettes, et ils se trouvaient sans domiciles, démunis, parfois orphelins, cherchant désespérément l'équilibre et la stabilité. Bizarrement, le fil tendu au-dessus des ruines leur offrait plus d'équilibre et de stabilité que quoi que ce soit d'autre.
Les troupes voyageaient de ville en ville, s'installant dans les espaces soudain reconfigurés par les bombardements. Le public venait nombreux profiter d'un divertissement peu onéreux, innocent mais absolument fascinant. Et les gens étaient sûrement bien contents de regarder non plus les ruines, mais le ciel.
Les environnements étaient au moins aussi envoûtants que le spectacle. Ils étaient similaires dans toutes les villes : des places centrales, comme dans l’ancien temps, avec force ruines et des mâts métalliques virils mais efflanqués, dressés pour porter les cordages et les fils. (…) Leurs squelettes sont visibles de loin, et au crépuscule, les soirs de printemps ou d’été, ils lancent de longues ombres anguleuses dignes du Dr. Mabuse. Max Frisch était fasciné par leur magie fantômatique. Ils lui évoquaient une épave, “engloutie non sous les vagues de la mer, mais sous des vagues de gravats, de briques couvertes d’herbes.”
L'acrobate représentée sur la photo s'appelle Camilla Mayer. La photo a été prise à Cologne, au-dessus du Heumarkt en 1946. Mais de quelle Camilla Mayer parle-t-on ?
La Troupe Camilla Mayer se distingue par sa capacité à projeter une présence phoenixéenne, éternellement réincarnée grâce à un avatar féminin à la jeunesse éternelle dont la longévité est fondée sur des figures féminines jetables. Il n’y a eu pas moins de cinq Camilla. L’originale était la fille de l’acrobate alsacien Camilio Mayer et d’une mère allemande. Si l’on en croit les sources, maigres et peu fiables, elle commença à travailler à l’adolescence dans la troupe de son père en lui donnant son nom, quoi qu’on ne sache pas bien combien de temps elle tint ce rôle. Dès 1934, elle fut éclipsée par une certaine Charlotte Witte, âgée de 16 ans et originaire de Stettin, aujourd’hui Szeczin en Pologne. Charlotte prit le nom et la place de la fille biologique de Camilio, transformant Camilla Mayer en un signifiant de prouesses acrobatiques — aujourd’hui, on dirait une marque. Cette pratique relativement courante dans le monde du cirque s’avéra terriblement utile après la chute mortelle de Charlotte lors d’un spectacle, au début des années 1940. Trois autres Camilla suivirent : Ruth Hempel, Ruth Barwinske, et Annemarie Füldner, qui, à un moment, épousa Camilio. Dans un moment d’anagnorèse en 1948, la Camilla originelle tenta de mettre un terme à cette tragédie grecque en attaquant la troupe en justice pour interdire l’utilisation de son nom.
J’aime l’idée que les troupes d’acrobates utilisaient les mêmes techniques que les terribles pirates.
2. Vauban partout
Vauban, nous dit Wikipédia, “a conçu et suivi la réalisation de plus de 150 places fortes ainsi que de vastes ouvrages civils en France”. Parmi ces réalisations, on pense généralement à ses forts aux plans étoilés de plus en plus complexes, comme des murailles fractales.
Une douzaine de sites français sont classés au patrimoine mondial de l'Unesco, mais ce n'est pas à eux que je m'intéresse aujourd'hui.
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À la fin du XVIIIe siècle, le Vietnam connaît une guerre civile. La famille Nguyen, qui régnait sur le sud du Vietnam depuis le XVe siècle, est décimée par les Tay Sôn en 1773. Pratiquement toute la famille est tuée. Âgé de 16 ans, Nguyen Phúc Ánh est le dernier représentant de sa lignée. Il trouve refuge dans la mission du français Pigneau de Behaine, dans le delta du Mékong.
En 1780, Phúc Ánh est couronné roi, et Pigneau de Behaine le convainc bientôt de demander l'aide militaire de la France. Un traité est signé à Versailles en 1787. Il ne sera pas appliqué, mais des armes et des ingénieurs militaires français partent tout de même pour le Vietnam.
Fort de cette assistance, Nguyen Anh, qui se faisait désormais appeler Empereur Gia Long, ordonna la construction d’une première citadelle employant la technique Vauban — le Gia Dinh de Saïgon. D’après Mantienne, l’ingénieur français Théodore Le Brun fut chargé de la conception de la citadelle, tandis qu’Oliver de Puymanel et le roi supervisaient la construction.
[Unearthed: Vauban Architecture, the Foundation of Central, Northern Vietnam's Citadels]
La citadelle de Saigon reprend pour partie la conception de celle de Brouage, en Charente-Maritime :
Elle sera finalement rasée par l'armée française en 1859, pendant la campagne de Cochinchine.
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La seconde citadelle conçue avec aide française au Vietnam fut le Dien Khanh, situé dans la province de Khanh Hoa près de Nha Trang, qui fut batti en 1793 après que Nguyen Anh ait réussi sa campagne contre les Tay Son. Elle fut construite sous la direction de Pigneau de Behaine, de Puymanel, et du fils aîné de Gia Long, Nguyen Phuc Canh.
[Unearthed: Vauban Architecture, the Foundation of Central, Northern Vietnam's Citadels]
C'est fascinant, je trouve, de voir comment ces ouvrages, même une fois détruits, continuent de déterminer l'organisation des villes, comme des sortes d’agroglyphes urbaines.
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Encore un peu plus loin à l’est : on trouve au Japon une forteresse polygonale évoquant fortement Vauban, dans la ville de Hakodate — le Goryōkaku :
Cette forteresse a été construite pour le shogunat Tokugawa de 1857 à 1866, à la toute fin de l'ère Edo, par l'architecte japonais Takeda Ayasaburō, sur des plans inspirés par le travail de Vauban. Et on peut encore la visiter aujourd'hui :
Le Goryōkaku est resté dans l'histoire comme le site de l'ultime bataille de la guerre de Boshin, en 1868-1869, qui opposa les forces de l'empereur Meiji et celles restées fidèle au shogun.
Parmi les troupes du shogunat, on trouvait un certain nombre de conseillers militaires français qui avaient été engagés pour moderniser l’armée, notamment Jules Brunet. Au moment du déclenchement de la guerre civile, la France, prudente, décide de reprendre ses billes et de proclamer sa neutralité. Mais Brunet ne l’entend pas de cette oreille.
Brunet, empreint d’une éthique toute militaire, refuse de revenir afin de continuer à « servir la cause française en ce pays », car il estime qu'il en va de son honneur de ne pas abandonner le shogun et ses fidèles samouraïs, des frères d’armes qu’il avait instruits. « […] j’ai décidé que devant l’hospitalité généreuse du gouvernement shogunal, il fallait répondre dans le même esprit ». Il démissionne le 4 octobre 1868, [et] n’aura désormais que le statut d’un simple particulier.
Les samurais du shogun sont rapidement débordés par les canons neufs de l’empereur, et ils opèrent plusieurs replis, jusqu’à l’île d’Hokkaido, au nord du Japon. Et c’est dans le Goryōkaku qu’ils fondent l’éphémère république indépendante d’Ezo, le 25 décembre 1868. Jules Brunet est l’un des commandants de l’armée de la nouvelle république, jusqu’à la reddition qui intervient en juin 1869, après une lourde défaite navale. Le Goryōkaku n’a pas été pris.
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(Et c’est précisément l’histoire de Jules Brunet qui a inspiré le Le Dernier Samourai.)
3. Glissement de temps sur Mars
Pour finir, une histoire d'horlogerie interplanétaire.
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Les récentes images de Mars transmises par le rover Perseverance donnent l'occasion de se poser une question absolument cruciale : c'est quoi l'heure locale de Mars ?
Mars a la particularité de posséder une période de rotation très similaire à celle de la Terre. Ses journées, qu'on appelle généralement "sol", durent 24 heures, 39 minutes, 25 secondes et des poussières, un tout petit peu plus que les nôtres. Par convention, on subdivise le temps martien en 24 heures de 60 minutes comptant chacune 60 secondes. Simplement, chacune de ces subdivisions dure un tout petit peu plus longtemps que les nôtres.
Chaque mission scientifique qui envoie une sonde ou un rover sur Mars utilise l'heure locale du fuseau horaire martien où elle a atteri. Une heure universelle martienne a été proposée, mais elle n'a encore jamais été utilisée. De même, comme il n'y a pas de calendrier martien qui fasse consensus, chaque mission vers Mars compte les sols à partir du jour d'aterrissage (Sol 0, Sol 1, etc.).
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L'heure locale de Mars est importante pour les missions, notamment parce que les variations de température au début et en fin de journée sont très violentes, et parce que la lumière du jour est nécessaire pour les panneaux solaires :
Pour les missions Mars Pathfinder, Mars Exploration Rover (MER), Phoenix, et Mars Science Laboratory, les équipes opérationnelles ont travaillé à “l’heure martienne”, avec un emploi du temps synchronisé avec l’heure locale du site d’aterrisage sur Mars, et non avec les journées terrestres. Cela entraînait un glissement d’environ 40 minutes terrestres par jour. Des montres calibrées sur l’heure martienne étaient utilisées par de nombreux membres de l’équipe MER.
Curiseusement, ces montres spéciales à l'heure martienne sont des montres mécaniques. Les fabricants de montres à quartz exigeaient une commande minimum de 10000 pièces pour produire un module spécial, alors Julie Townsend et Scott Doudrick, deux ingénieurs travaillant sur Mars Exploration Rover, sont allés trouver un maître horloger, Garo Anserlian :
Pour que les montres soient utiles à l’équipe Mars Exploration Rover, Garo dut attacher physiquement des poids en plomb supplémentaires pour altérer précisément le mouvement des rouages et des aiguilles de montres existantes de célèbres horlogers. Travailler sur des calibres automatiques à 21 pierres était parfois décourageant.
[Watchmaker With Time to Lose]
Tout cela me donne envie de profiter du confinement qui vient pour tenter la semaine de six journées de 28 heures.
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Et ce sera tout pour cette fois.
On se retrouve le 31 mars. D'ici là, portez-vous bien, malgré tout.
M.
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