Bonsoir tout le monde.
Et bienvenue, malgré tout, pour cette deuxième année de newsletters hebdomadaires d’une longueur variable mais généralement conséquente et qui, pour mémoire, parlent chaque fois de trois choses qui m’intéressent.
Cette semaine, vous êtes gâtés, il y a plein d’images.
1. Les récifs artificiels
Il y a quelque temps, je suis tombé sur une série de tweets que je ne retrouve pas (vous ferez mon bonheur si vous y parvenez), qui parlait de récifs artificiels comme moyen de protection contre la montée du niveau de la mer. En tâchant de me renseigner un peu, j’ai constaté que le sujet était nettement plus vaste que je ne le croyais.
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Depuis fort longtemps, vraisemblablement des millénaires, les peuples indigènes de la région indo-pacifique immergent des structures en bambou ou en feuilles de palmier pour attirer les poissons, qui aiment à s’y nicher. Au XXe siècle, une version nettement plus ambitieuse de cette idée a germé progressivement :
Ce sont vraisemblablement des plongeurs visitant des épaves qui constatèrent les premiers que des substrats artificiels peuvent devenir des environnements accueillants pour les coraux naturels. À partir de là se développa l’idée que nous pouvions même améliorer le rythme de succession et de rétablissement d’écosystèmes endommagés en leur fournissant les structures nécessaires aux coraux et aux éponges, et des habitats pour les poissons et les invertébrés qui jouent tous un rôle dans la santé et le fonctionnement de l’écosystème.
[Artificial Reefs: What works and what doesn’t — l’article est hyper complet, je vous le recommande]
Il s’agit donc d’immerger des structures stables, non-toxiques et solidement ancrées, généralement en métal ou en béton, pour permettre à la vie marine de s’y développer. Le premier pays a adopter une politique systématique de création de récifs artificiel fut le Japon. Dès les années 1930, mais surtout à partir de 1952, le pays investit massivement dans la recherche et dans des projets de grande envergure :
Le Japon […] est le seul pays à avoir réussi à quasi-stabiliser et localement restaurer sa ressource halieutique marine, environ 350 modèles de récifs répondant aux besoins de différentes espèces et aux conditions de milieu ont été construits sur environ 20 000 sites (en 2001, avec un budget annuel d'un milliard d'euros pour l’étude et bio-aménagement des fonds marins) après des travaux empiriques, puis scientifiques, basés sur l’étude in-situ des comportements, besoins et capacités de migration/recolonisation des espèces locales. Ces récifs protègent et attirent aujourd’hui des dizaines de millions de poissons et crustacés. Les plus grands de ces récifs mesurent plusieurs milliers de mètres cubes et 80 mètres de haut.
Le succès des Japonais fit des envieux. Dans les années 70-80, aux États-Unis mais aussi en France, on jeta donc à l’eau un peu tout et n’importe quoi (des vieux pneus, notamment), dans l’espoir que les poissons viendraient s’y installer. C’était win-win pour les entreprises impliquées : non seulement elles évitaient de payer pour le traitement de leurs déchets, mais en plus elles pouvaient s’acheter une conscience écolo.
Bon ça n’a pas vraiment marché pour les poissons, par contre.
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Depuis lors, un certain nombre d’avancées techniques ont eu lieu : on a constaté que l’électrolyse (on fait circuler un courant électrique faible dans une structure métallique immergée), employée à l’origine pour empêcher les plateformes pétrolières de rouiller, entraîne la formation d’une couche minérale à la surface de la structure, ce qui accélère considérablement la croissance des coraux qui vienne s’y fixer.
Par ailleurs, on a réalisé qu’offrir des structures complexes et aux textures variées permettait de répondre aux préférences d’espèces différentes. L’aboutissement de cette idée me paraît être un projet mené conjointement par l’artiste Marie Griesmar et l’océanologue Ulrike Pfreundt à l’ETH Zürich, et qui utilise l’impression 3D céramique pour créer des briques qui s’emboîtent pour former des structures complexes, et dont la texture est conçue pour favoriser la reproduction des coraux :
Sans aller aussi loin dans la technique, des structures simples permettent de créer des récifs artificiels en collaboration avec les populations locales, et dont les effets sont rapidement visibles.
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Anecdote bonus : les gens qui avaient breveté le procédé d’accrétion minérale électrolytique sous le nom de Biorock tentent apparement de créer une île artificielle sur Saya de Malha, un banc de sable situé au nord-est de Madagascar :
Une première structure d'accrétion, alimentée par panneaux photovoltaïques flottants, y a été posée en 1997 par W. Hilbertz et Goreau. En 2002, une seconde expédition (trois bateaux) y ont jeté les bases de l'île et effectué les premiers relevés bathymétriques de cette région. Une troisième expédition doit préparer l'émergence de l'île au-dessus du niveau de la mer.
[Accrétion minérale électrolytique - Expérimentations]
2. Le robot enterré
La ville de Königsberg était, jusqu’en 1945, la capitale de la Prusse-Orientale. Ce port de la mer baltique était célèbre non seulement grâce à Emmanuel Kant, qui y passa toute sa vie, mais aussi à cause de son imposant château :
Ce château fut le siège des chevaliers de l’ordre teutonique, puis la résidence du duc de Prusse. Une église y fut construite au XVIe siècle, et c’est là que fut couronné le premier roi de Prusse, en 1701. Pendant la deuxième guerre mondiale, le château fut très lourdement endommagé par les bombardements de la RAF en 1944, puis en 1945 par l’armée rouge pendant la bataille de Königsberg.
Après guerre, la Prusse-Orientale est démantelée, son territoire est divisé entre la Pologne et la Russie soviétique, en réparation des dommages subis pendant la guerre, et Königsberg est rebaptisée Kaliningrad. La Russie actuelle possède toujours cette région, l’oblast de Kaliningrad, qui est une exclave, un territoire séparé du reste de la Russie par trois frontières et des centaines de kilomètres :
En 1968, les ruines du château sont dynamitées et rasées. À sa place, la Russie soviétique entreprend la construction d’un bâtiment monumental, la Maison des Soviets, qui devait accueillir l’ensemble de l’administration de la région. La construction dure jusque dans les années 80 mais ne sera jamais terminée, faute de fonds.
Pour certains, la Maison des Soviets offre un parfait exemple des méfaits du communisme soviétique, qui rasait des bâtiments historiques au lieu de les restaurer à grand frais, tout ça pour les remplacer par un énorme cube en béton hideux et jamais terminé.
Pour d’autres, cinquante ans après le début du chantier, le bâtiment fait désormais partie de l’identité de la ville. L’immense esplanade qui l’entoure a servi de fan-zone pendant la dernière coupe du monde de foot. Et depuis la fin de l’époque soviétique, la population ne s’est pas privée de s’approprier la friche à des fins typiquement modernes : grosses fêtes sauvages, base-jump, urbex.
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La Maison des Soviets n’a jamais été inaugurée et le bâtiment est à l’abandon depuis 1991. Il a seulement reçu un coup de peinture bleue à l’occasion d’une visite de Vladimir Poutine, en 2008.
Ce type de négligence active frappe souvent les bâtiments en béton : leur dégradation progressive renforce l’idée d’une architecture datée et laide, et permet de justifier leur démolition, qui est généralement complexe et extrêmement coûteuse.
De fait, cela fait des années que des projets de démolition de la Maison des Soviets circulent, mais le gouverneur de la province a récemment déclaré que cette fois, c’était la bonne. Les travaux sont prévus pour 2021. Mais se pose désormais la question de savoir par quoi remplacer la Maison des Soviets. Il y a quelques années, il était question de reconstruire le château de Königsberg, comme l’a fait l’Allemagne réunifiée avec le Château de Berlin, l’autre résidence des Hohenzollern. On peut supposer que cette reconstruction aurait adopté un style disneyisant, à la manière du néo-village de pêcheurs récemment bâti à proximité :
Mais vu le flou qui plane dans les déclarations des autorités, il est vraisemblable que ça va se terminer en “nouveau quartier” + centre commercial + un vague monument. Et tout ça sera vraisemblablement construit en béton, mais avec de jolis parements.
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(C’est d’autant plus désolant que ces derniers temps, l’architecture brutaliste connaît un certain retour en grâce (le béton, ça passe super bien sur Instagram), et qu’au-delà des questions sentimentales, c’est un non-sens écologique de détruire les bâtiments au lieu de les entretenir et de les rénover)
3. Schwerbelastungskörper
Encore une histoire de béton et de construction monumentale, mais côté nazi :
Welthauptstadt Germania (« Capitale mondiale Germania ») était le projet hitlérien de construction d'une capitale monumentale pour le Troisième Reich en lieu et place de Berlin. Inspirée par ce qui pouvait exister dans d'autres capitales mais à des dimensions nettement plus grandes et conçue par Albert Speer, elle devait être construite une fois que l'Allemagne aurait remporté la Seconde Guerre mondiale.
Pour s’assurer de la faisabilité des éléments les plus imposants du projet, notamment l’arc de triomphe, les nazis construisirent à Berlin un énorme cylindre en béton (18 m de haut, 21 m de diamètre, 12 650 t) : le Schwerbelastungskörper (litt. “corps de charge lourde”). L’idée était de voir à quel point il s’enfoncerait dans le sol notoirement sableux et marécageux de Berlin :
Il était convenu que s'il s'enfonçait d'environ 6 cm, le projet ne pourrait pas aboutir. Après trois ans d'essais, il s'était enfoncé de 18 cm. Construit près d'immeubles d'habitation, il n'a donc pas pu être dynamité à la fin de Seconde Guerre mondiale. Depuis 1995, classé monument historique, il est protégé.
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Pour la route — si vous vous êtes déjà promené à Berlin, vous avez sûrement déjà croisé les énormes tuyaux qui sortent du sol un peu partout :
Ces tuyaux apparaissent au gré des (nombreux) chantiers de la ville, afin d’empêcher que les trous qu’on y creuse ne soient immédiatement inondés. En effet, la nappe phréatique de Berlin est extrêmement proche de la surface, et le problème va en s’aggravant depuis 30 ans, du fait du déclin relatif des brasseries berlinoises, qui contribuaient à pomper des dizaines de millions de mètres cubes par an.
Fort heureusement, je ne doute pas que cet excédent d’eau potable trouvera bientôt preneur dans le sud de l’Europe.
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Et ce sera tout pour cette semaine. J’ose pas vous souhaiter une bonne année, mais en tout cas j’espère le meilleur pour vous tous.
Portez-vous bien.
M.
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