Bonsoir tout le monde.
Cette semaine je m’étais promis de faire court, et puis je me suis encore laissé emporter.
1. Le “nègre magique”
Lundi dernier j’ai vu La Légende de Bagger Vance, un film de Robert Redford sorti en 2000. L’histoire : un prodige du golf (Matt Damon), revenu brisé et alcoolique de la guerre de 1914, va devoir retrouver son swing grâce à la sagesse de son caddie (Will Smith) afin de sauver (a) sa misérable existence, (b) le splendide terrain de golf de son ex-femme (Charlize Theron), menacé de faillite par la Grande dépression, et (c) l’honneur de la ville.
Tout ça se passe à Savannah, en Géorgie, en pleine ségrégation.
Dans ce film, le personnage joué par Will Smith incarne à la perfection ce que la romancière Nnedi Okorafor-Mbachu ou Spike Lee appellent le “nègre magique”, un personnage classique du cinéma américain, et qui a servi de modèle à toutes les représentations positives des minorités à Hollywood :
Il ou elle est une personne de couleur, généralement noire, parfois amérindienne, dans une histoire qui concerne essentiellement des personnages blancs.
Il ou elle ne semble avoir rien de mieux à faire que d’aider le héros blanc, qui ne connaît souvent pas le nègre magique au départ.
Il ou elle disparaît, meurt, ou sacrifie quelque chose de grande valeur après ou pendant qu’il ou elle aide le héros blanc.
Il ou elle est peu éduqué, handicapé mental, dans une position sociale inférieure, ou tout ça en même temps.
Il ou elle est sage, patient, et baigné de spiritualité. Disons qu’il ou elle a les pieds sur terre. Il ou elle est souvent littéralement doté de pouvoirs magiques.
[Nnedi Okorafor-Mbachu citée par Zuleyka Zevallos dans un article hyper complet : Hollywood Racism: The Magical Negro Trope]
Okorafor-Mbachu fait remonter la figure du “nègre magique” à La Chaîne / The Defiant Ones, un film de 1958 où Sydney Poitier renonce à une liberté chèrement gagnée pour ne pas abandonner Tony Curtis. On a pu en voir de nombreuses variations depuis, par exemple dans Ghost ou La Ligne verte. Le champion incontesté est sans doute Morgan Freeman, qui a vu sa carrière décoller grâce à des rôles qui correspondent parfaitement à ces paramètres (Miss Daisy et son chauffeur, Robin des Bois, prince des voleurs, The Shawshank Redemption), et a continué jusqu’à incarner une sorte d’idéal platonicien du Noir sage et désintéressé, notamment en jouant Dieu dans les deux films Bruce / Evan Almighty, ou avec son personnage de Lucius Fox dans les Batman de Christopher Nolan.
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Vous pouvez voir ci-dessous l’arrivée de Will Smith dans Bagger Vance, qui sort littéralement de la nuit pour remettre Matt Damon sur le chemin de la vérité :
Il repartira d’ailleurs dans la nuit sitôt sa mission accomplie, sans même demander tout l’argent qui lui revenait. S’il n’y avait l’enfant au travers des yeux duquel le film est raconté et qui atteste de sa présence, on pourrait croire que Bagger Vance n’existe que dans la tête de Matt Damon.
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Dans une conférence donnée à Yale en 2001, Spike Lee avait cité ce film parmi ceux qui le mettaient le plus en rage :
Le réalisateur […] n’a pas mâché ses mots face à cette nouvelle représentation des Noirs, demandant à son public : “Comment se fait-il que les Noirs aient des pouvoirs pareils mais qu’ils s’en servent au bénéfice des Blancs ?”
Notant que La Légende de Bagger Vance se déroule en Géorgie pendant la Grande dépression, à une époque où les lynchages de Noirs étaient courants dans le Sud des États-Unis, Spike Lee a déclaré, incrédule : “Des Noirs se font lyncher de tous les côtés, et [Bagger Vance] s’inquiète surtout du swing de Matt Damon ! Je suis obligé de m’asseoir ; ça me rend fou rien que d’y penser”, a ajouté Spike Lee […]. “C’est toujours la même histoire… Ils recyclent le bon sauvage et l’esclave heureux”
[Director Spike Lee slams 'same old' black stereotypes in today's films]
Le “nègre magique”, dans son infinie sagesse, connaît sa place : il est bien trop humble pour vouloir être le héros.
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Contrechamp : Du Silence et des ombres (To Kill a Mockingbird), avec Gregory Peck, se déroule en Alabama, à peu près au même moment que La Légende de Bagger Vance, et est lui aussi raconté du point de vue d’un enfant. Cette fois c’est l’histoire du procès d’un homme noir accusé à tort d’avoir violé une femme blanche. Bien que le film (et le livre dont il est tiré) soit considéré comme inattaquablement antiraciste, le spectateur contemporain et avisé est mal à l’aise :
[Cliquez sur le tweet pour voir le fil, qui parle aussi de nombreux autres films de procès]
2. L’effet noix de coco
La bande-son des documentaires animaliers représente un problème intéressant : si les animaux sauvages peuvent être filmés à distance grâce à des téléobjectifs, il est généralement impossible de réaliser une prise de son synchronisée, même avec un micro canon. Les documentaires sont donc sonorisés avec un mélange de bruitages de cinéma et de prises de son réalisées à d’autres moments, avec leurs difficultés logistiques propres :
Watson reçoit généralement un storyboard du réalisateur, et son travail consiste à trouver des sons correspondant à chaque scène. Il utilise beaucoup de techniques pour enregistrer des sons de près sans se rapprocher trop lui-même. S’il travaille sur une séquence avec des lions, Watson cherche une meute et, une fois qu’elle s’est déplacée temporairement, installe ses micros, certain qu’elle reviendra. Une fois, Watson a utilisé une longue perche pour enregistrer un guépard qui se reposait sous un arbre. Pendant une heure, il a lentement descendu sa perche pour enregistrer l’étonnant ronronnement de l’animal.
[Extrait de l’épisode Sounds Natural du podcast 99% Invisible]
Néanmoins, les banques de sons pré-enregistrés et les bruitages restent souvent la norme, car le travail d’un technicien spécialisé dans la captation de sons naturels coûte fort cher. C’est dommage, expliquent les documentaristes Mark Deeble et Victoria Stone, car à force d’entendre toujours les mêmes sons simples représenter les mêmes animaux, le spectateur perd en immersion et, surtout, est privé d’une part de l’émerveillement que le film voudrait lui faire ressentir :
Un naturaliste / preneur de son expert peut aussi révéler de vrais trésors. Récemment, Norbert a entendu de minuscules couinements pendant qu’il enregistrait des éléphants. Ils étaient rares, parfois une journée entière passait avant qu’il en entende un autre. Je pense que personne d’autre ne les aurait remarqués, ou qu’une autre personne aurait seulement présumé qu’ils provenaient d’un petit animal crépusculaire […]. Norbert a fini par identifier le bruit comme provenant d’un éléphanteau. En quatre ans de tournage, nous ne l’avions jamais remarqué.
[The Elephant Movie – the sound of it]
Les bruitages, eux aussi, finissent parfois par relever plutôt de la convention que de l’ersatz :
Tous les bruiteurs ont leurs méthodes favorites, mais il est devenu habituel de représenter le battement d’une aile ou de l’oreille d’un éléphant par le bruit d’un parapluie qu’on ouvre et qu’on ferme rapidement. En réalité, le battement d’une oreille d’éléphant produit un son bien plus lourd et plus rugueux, mais l’enregistrer prend du temps. Et, pour obtenir une prise de qualité suffisante, il faut se trouver très près. Mais la force de l’habitude est telle qu’il faut être prudent lorsqu’on utilise un véritable son de battement d’oreille, au cas où il sonnerait ‘faux’.
[The Elephant Movie – the sound of it]
Pire, des animaux sont parfois affublés à l’écran d’un cri qui n’est pas le leur. Mais une fois que c’est ce cri que les spectateurs attendent, il est difficile de revenir en arrière. Je crois que mon exemple favori est celui de l’oiseau que les Américains appellent “aigle chauve” (et qui est en fait un pygargue à tête blanche, et non un aigle), et qui fait généralement ce bruit dans les films :
Je vous laisse maintenant écouter son chant (beaucoup moins patriotique) enregistré dans la nature :
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Je suis tombé sur la vidéo ci-dessus en lisant ce fil twitter, où on trouve d’autres exemples délicieux de subversions de notre perception par les représentations :
3. Les jolies choses
Ces derniers temps, ma complice Clothilde et moi avons travaillé d’arrache-pied dans notre atelier de sérigraphie pour sortir les plus beaux tirages qu’on ait jamais faits, comme toujours à base de motifs géométriques, d’encres fluo, de vieilles gravures et blagues gentillettes.
On a encore beaucoup de choses prévues pour les semaines (et les mois !) qui viennent, mais vous pouvez d’ores et déjà retrouver des tirages et des cahiers à l’excellente librairie Zeugma, à Montreuil — ou, si vous n’avez pas la chance d’habiter la Seine-Saint-Denis, sur notre boutique Etsy.
Tout ça est entièrement imprimé, façonné et emballé par nos petites mains.
Pour l’occasion, on a fait de petits cahiers ABSOLUMENT TOUT sérigraphiés en bleu fluo, où vous pourrez noter les choses intéressantes que vous ne manquerez pas d’apprendre — au moins trois par semaine, j’espère.
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Et ce sera tout pour cette fois.
Portez-vous bien.
M.
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ABSOLUMENT TOUT paraît un mercredi sur deux, avec chaque fois trois trucs intéressants.
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