Bonsoir tout le monde.
Et bienvenue pour cette dernière newsletter de 2020, réalisée dans un état d’épuisement avancé comme le veut la tradition. Cette fois je vais prendre deux semaines de pause pour récupérer, et on se retrouvera donc le 6 janvier, avec des histoires un peu neuves et, qui sait, une date putative de réouverture des bars (je mise sur le 15 mai, faites vos jeux).
En tout cas merci à tous de m’avoir lu cette année, et restez donc pour l’an prochain, ça devrait pas changer beaucoup.
1. La grande loterie
En ce moment, je traduis toute une série de textes publi-rédactionnels pour une boîte de sécurité informatique, dans lesquels j'ai été assez surpris de rencontrer le terme de “sneaker bot”. J'ai d’abord cru qu'il s'agissait d'une nouvelle sorte d'attaque informatique (vu qu’elles ont toujours des noms fleuris comme “spear phishing” ou “credential stuffing”) : imaginez un programme sournois qui porterait des chaussures de sport métaphoriques pour infiltrer discrètement un système. Mais non, c'était littéral — un sneaker bot est un programme destiné à automatiser l'achat de chassures de sport :
Si vous travaillez pour un chausseur détaillant, il est probable que les « sneaker bots » n’ont déjà plus aucun secret pour vous : ils inondent votre site Web de trafic indésirable et raflent votre marchandise, contrariant les acheteurs qui n’ont aucune chance de les devancer, nuisant d’une manière générale à l’expérience d’achat de vos fidèles clients.
Malheureusement, le marché de ces robots est lui aussi florissant. Du fait de son attractivité, le marché de revente de sneakers a stimulé le développement de certains bots qui font partie des plus avancés technologiquement, et qui incorporent souvent des stratagèmes très élaborés pour déjouer les systèmes de détection.
[« Sneaker bots » : Comment les détecter et les gérer]
J’en suis au point où c’est le genre d’absurdité du capitalisme tardif qui me paraît banale, et pour tout dire un peu barbante.
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Mais le problème, c’est que les sneaker bots ne sont pas utilisés uniquement pour acheter des Jordan 1 édition PSG × Yves Saint Laurent. Comme le dit encore l’article ci-dessus, “d’autres robots logiciels du même acabit peuvent causer des dégâts similaires dans n’importe quel secteur d’activité où une demande de marchandises en quantité limitée est supérieure à l’offre.”
Et parmi les autres marchés lucratifs auquel le public lambda accède difficilement parce que des scalpeurs armés de bots confisquent le peu qu’il y aurait à se répartir, il y a celui des rendez-vous à la préfecture de Bobigny.
De fait, au printemps 2019, je me souviens avoir passé un certain temps à guetter chaque matin le moment où il devenait possible de prendre un rendez-vous sur le site de la préfecture (ça pouvait démarrer à n’importe quel moment en 8h55 et 9h05), généralement pour me faire souffler sous le nez le créneau que j’avais commencé à réserver, dans la minute qu’il m’avait fallu pour renseigner les informations demandées. Au bout d’un moment la persévérance et les automatismes acquis sur eBay ont payé, mais il est clair que pour la masse des gens qui doivent demander un rendez-vous à la préfecture, il est plus simple et moins coûteux de payer un scalpeur.
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Lors d’une formation sur le droit des étrangers, une intervenante nous avait expliqué qu’au bout d’un moment, le meilleur moyen pour obtenir un rendez-vous était de déposer un référé devant le tribunal administratif, l’accès à l’administration étant un droit. Mais évidemment c’est long et pénible, et même si la procédure aboutit, ça ne règle pas le fond du problème.
En octobre 2019, un premier dépôt collectif de recours similaires avait eu lieu. Et depuis, note Jean-Michel Delarbre, « le problème demeure, et s'aggrave, même! »
Une chose est sûre : de plus en plus d'étrangers saisissent le tribunal administratif de Montreuil sur le sujet. Au cours de l'année qui vient de s'écouler, la juridiction a reçu 310 référés, contre 180 l'année précédente. Dans près de 130 affaires, le juge a fait injonction à la préfecture de fixer un rendez-vous.
Du côté de la préfecture de Bobigny, on indiquait hier que « des rendez-vous sont proposés tous les jours aux usagers, que ce soit en préfecture ou en sous-préfecture dans le département », et que la plate-forme Internet dédiée à ces prises de rendez-vous « fonctionne ».
[Ile-de-France : de plus en plus d’étrangers saisissent la justice pour être reçus en préfecture]
Peut-être que la préfecture devrait se payer les services d’un cabinet spécialisé dans la lutte contre les sneaker bots.
2. Autoportraits en creux
Ca fait plusieurs semaines que je voulais vous parler du site de slowpress, mais que je ne trouvais pas les mots pour le faire. Me voilà tiré de l’embarras par la dernière livraison de la newsletter cailloux* d’Alexia Chandon-Piazza :
Sur le site qui lui sert à “ranger tout son bazar”, slowpress a mis en ligne plusieurs autoportrait en captures d’écran, de jolis portraits en creux – my favourite kind. J’y ai aussi découvert The Electric Zine Maker, un petit logiciel pour bidouiller des zines. J’écris mes rêves depuis plusieurs années dans l’application Notes de mon téléphone (la meilleure application) et j’ai toujours remis à plus tard mon envie d’en faire un zine perso, par flemme de me coltiner le travail sur indesign. Peut-être que je prendrai le temps de le faire, en 2021 ?
Le site de slowpress me rappelle tout ce que j’aimais dans le web d’il y a 15 ou 20 ans, et qui en a disparu petit à petit, quand on a tous eu trop honte de pas savoir coder et de faire des pages moches. Je suis moi aussi particulièrement séduit par les autoportraits en screenshots, et plus généralement épaté par l’idée de scanner des pages de carnet en les censurant subtilement. Le site entier vient rappeler, salutairement, que tous les sites web personnels n’ont pas vocation à ressembler à des portfolios de graphiste, et qu’un peu de fantaisie et d’inventivité ne nous ferait pas de mal. J’aime aussi le fait qu’en dépit d’un aspect ouvertement low tech et parfois volontairement rétrograde, le site de slowpress soit aussi une réflexion ouverte sur les outils et la manière de créer pour le web.
3. Si vastes que soient les ténèbres
La semaine dernière, j’ai retrouvé un vieux bout de papier plein de trous d’agrafes et de traces de patafix, que je traîne avec moi depuis bientôt dix ans pour l’afficher au-dessus des différentes tables auxquelles je m’asseois pour travailler. C’est la toute fin d’une longue interview donnée par Stanley Kubrick à Playboy en 1968, à l’occasion de la sortie de 2001.
PLAYBOY : Si la vie est à ce point dénuée de sens, pensez-vous qu’elle vaille la peine d’être vécue ?
KUBRICK : Oui, pour ceux d’entre nous qui parviennent, d’une manière ou d’une autre, à accepter leur mortalité. C’est précisément l’absurdité de la vie qui nous oblige à créer notre propre sens. Évidemment, les enfants commencent leur vie avec une capacité d’émerveillement encore intacte, ils connaissent une joie totale à la vue de quelque chose d’aussi simple que la couleur d’une plante ; mais lorsqu’ils grandissent, la mort et la décrépitude commencent à empiéter sur leur conscience et à entamer subtilement leur joie de vivre, leur idéalisme — et leur présomption d’immortalité. En grandissant, un enfant voit la mort et le malheur partout autour de lui, et il commence à douter de la bonté profonde l’homme. Mais s’il est assez fort (et chanceux), il peut revenir de ce crépuscule de l’âme avec une renaissance de son élan vital. À la fois à cause et en dépit de l’absurdité de l’existence, il peut se forger une détermination et une capacité d’affirmation nouvelles. Il ne pourra pas retrouver la capacité d’émerveillement pure avec laquelle il était né, mais il peut créer quelque chose de bien plus robuste et nourrissant. L’univers est terrifiant non pas parce qu’il est hostile, mais parce qu’il est indifférent ; mais si nous pouvons admettre cette indifférence et accepter les défis de la vie dans les limites de notre mortalité (quelle que soit la manière dont l’humanité parvient à les repousser), notre existence en tant qu’espèce peut réellement porter du sens et de l’épanouissement. Si vastes que soient les ténèbres, à nous d’apporter notre propre lumière.
Vous pouvez lire l’interview dans son intégralité ici, ne serait-ce que pour vérifier que Playboy était effectivement un magazine qui visait à offrir aussi du contenu non-visuel à son lectorat. Comme toujours quand on demande aux gens de prédire l’avenir, il y a évidemment pas mal d’erreurs dans les réponses de Kubrick, mais aussi des passages amusants sur les relations humaines, et d’autres assez glaçants quand on voit combien la possibilité d’une guerre nucléaire pesait alors sur les consciences.
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Avant de vous laisser : ces dernières semaines, la précipitation et les yeux plus gros que le ventre m’ont conduit à laisser passer des inexactitudes et des erreurs factuelles. J’en suis le premier navré, et je voudrais profiter de cette newsletter de fin d’année pour les corriger.
Première chose, contrairement à ce que j’écrivais il y a deux semaines, il est tout à fait possible de réaliser une prise de son à distance, avec un micro canon :
Dans le cas d’un documentaire animalier, néanmoins, les difficultés à réaliser une prise de son synchronisée et d’une qualité suffisante conduisent bien à opter pour des bruitages, des banques de sons, ou des prises de son réalisées à d’autres moments.
Deuxième chose, ce que j’écrivais la semaine dernière était inexact : dans Le Jeu de la dame, c’est pendant les parties rapides que les mains de l’actrice principale sont doublées par celles d’une vraie joueuse d’échecs.
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Et voilà. On se retrouve le 6 janvier prochain dans une forme olympique après deux semaines de repos à l’isolement complet.
D’ici là, portez-vous bien, ne faites pas trop de sottises, et profitez du silence.
M.
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