Bonsoir tout le monde.
Cette semaine je suis épuisé et j’avais prévu de vous laisser faire tout le boulot, et puis je me suis laissé entraîner. Pardon d’avance si c’est un peu brouillon, je tombe de fatigue et je n’ai plus les idées très claires.
1. One bag
Parmi les innombrables sous-cultures que j’ai découvertes sur reddit, j’ai une tendresse particulière pour /r/onebag. Au départ, c’était juste une sorte de forum pour les gens qui aiment voyager avec un seul sac, où on pouvait s’échanger des astuces pour ne pas trop se charger.
Pour l’avoir fait deux ou trois fois, il y a effectivement quelque chose de merveilleux à voyager avec seulement quelques affaires dans un petit sac à dos. Pas de valise à roulettes qui fait BRBRBRBRBRB, pas de consigne à chercher, pas de logistique complexe. On a un sac et voilà. L'aventure, mes amis. L'aventure. Le sentiment d’être enfin aussi libre qu’un personnage de jeu vidéo. On marche sans se préoccuper d’où on devra poser ses valises, on prend le train sur un coup de tête, on explore jusqu’au petit jour, sans que la matérialité de quoi que ce soit ne vienne nous ralentir. Aucune friction. Plus rien qui nous retienne, plus rien qui pèse. La transparence, enfin, au lieu de ce sentiment qu’on a toujours, vous savez, l’ombre, la responsabilité floue mais jamais oubliée, à peu près l’impression qu’on a quand on laisse une tartine entamée posée quelque part — eh ben là c’est fini.
Les visiteurs désireux de voyager léger ont bientôt afflué sur /r/onebag, à mesure que la mesquinerie des compagnies aériennes sur ce qui constitue ou non un bagage cabine devenait manifeste. Au fil des mois, le public est devenu une sorte de croisement entre digital nomads (les programmeurs qui vivent dans des AirBnB en Asie du Sud-Est) et adeptes de la randonnée ultra-légère. L’ambiance est devenue compétitive : il était soudain de bon ton de peser toutes ses affaires, de publier des feuilles de calcul, et de faire des comparatifs entre divers sac à dos inutilement complexes et hors de prix.
[Le modèle Allpa de Cotopaxi - étanche, compartimenté, bretelles rétractables, la totale]
Ca s’est mal passé. Il y a eu un schisme entre /r/onebag et /r/onebagging — le modérateur du premier voulait rester fidèle à l’esprit de frugalité des origines et supprimait rageusement les messages à caractère commercial plus ou moins déguisé. Le second regroupait tous les alpha nerds qui flambaient avec leurs sous-vêtements en mérinos (“ça sèche hyper vite !”) et leurs gadgets high-tech.
L’acrimonie est restée palpable pendant plusieurs mois, jusqu’à ce que le modérateur de /r/onebag, dépassé par sa base et lassé des provocations de la faction consumériste, ne décide de jeter l’éponge. Depuis, il est arrivé à /r/onebag ce qu’il arrive à tous les coins sympa de reddit, au bout d’un temps plus ou moins long : on y trouve essentiellement des recommandations d’achat et des demandes de validation d’achats déjà réalisés. Les gens soumettent le contenu de leur sac au jugement populaire, en attendant fiévreusement l’avis des digital nomads chevronnés, qui affûtent le contenu de leur sac depuis des années.
[Canceled 1 week trip to Stockholm - 12L bag - 6 lb/2.7 kg]
Il y a un vrai sentiment de jubilation chez les onebaggers, et souvent un certain mépris pour les gens trop chargés. C’est patent chez les digital nomads, qui inondent internet d’essais oiseux sur le minimalisme de leur style de vie. Le one-bagger se prend pour un passager clandestin, un life-hacker, il croit sincèrement faire la nique au système, vivre dans l’angle mort du panoptique, alors qu’il est un consommateur idéal. Optimisé, moderne, efficace, adapté aux avions low-cost, aux AirBnB et aux Uber. Un type qui peut se permettre de laisser aux autres le fardeau de la propriété, parce que des domestiques de location l’attendent déjà partout où il voudra aller.
(Il y a toujours ce non-dit : tout ça fonctionne avec un passeport qui ouvre les frontières. Et personne n’a le mauvais goût de remarquer la convergence pourtant manifeste entre les techniques des one-baggers chevronnés et celles des réfugiés qui rallient l’Europe. C’est la même différence qu’entre les immigrés et les expats.)
Par moments, surtout quand je travaille trop et que je canalise mes envies d’être ailleurs en réalisant des comparatifs d’achat, je retourne jeter un œil sur /r/onebag. La dernière fois que ça m’a pris, je suis tombé sur ce message :
J’ai réalisé que j’avais le sac idéal pour moi depuis le début !
Je passe beaucoup de temps ici à me renseigner sur les sacs / le matériel / les conseils. Avant j’utilisais mon Osprey Porter 46L, mais grâce à vous et r/heronebag je suis prête pour 25-28L ! Et maintenant j’essaie de trouver le sac qui me conviendra le mieux parmi les différents sacs Patagonia, Eagle Creek, Timbuk2 recommandés.
Je fouillais dans des caisses dans mon garage et j’ai trouvé le Patagonia 28L (Refugio ?) que j’avais acheté il y a 9 ans pour l’université. Il me va parfaitement et toutes mes affaires rentrent, et j’adore son côté increvable ! Je regrette un peu de ne pas avoir choisi une couleur plus discrète (il est vert citron), mais je suis surtout ravie de lui donner une nouvelle vie.
J’ai exactement le sac dont elle parle, jusqu’à la couleur. J’ai pris ça comme le signe qu’il était temps de passer à autre chose.
[Mon vieux sac]
Épilogue : le public originel de /r/onebag, lui, s’est réfugié dans d’autres sections reddit, selon sa convenance (sur reddit il y a toujours exactement la bonne pointure) :
Par ordre décroissant de possessions :
/r/minimalism
/r/frugal
/r/tinyhouses
/r/longtermtravel
/r/vandwellers
/r/bicycletouring
/r/motor_bicycle_living
/r/bikedwellers
/r/backpacking
/r/digitalnomad
/r/ultralight
/r/zerobag
/r/simpleliving
/r/lowimpactlifestyle
/r/anticonsumption
/r/basicliving
/r/packinglists
/r/nopossesssions/
On retrouve aussi quelque chose de l’esprit originel sur /r/vagabond, une section de reddit pour les gens qui partent à l’aventure (beaucoup de jeunes gens qui décident de traverser les États-Unis) et qui a effectivement le mérite de mettre l’accent sur le voyage plutôt que sur le matériel. J’ai été ému par ce message très Instagram Hobo (et sans doute un peu naïf) d’un jeune homme dans un wagon de charbon qui part rejoindre une commune et se désole de voir des terres non cultivées partout autour de lui.
2. Zero bag
Pour m’endormir, je lis pratiquement chaque soir quelques pages des aventures de Jack Reacher. Jack Reacher est un héros de romans de gare, un ancien soldat qui se retrouve toujours embringué dans des histoires pas croyables avec des mercenaires patibulaires, des bikers patibulaires, des ploucs patibulaires, etc., et généralement des agentes du FBI aux jambes interminables qu’il ne laisse pas indifférentes.
Vous avez peut-être déjà entendu parler de Jack Reacher parce qu’il y a eu deux adaptations en film de ses aventures, en 2012 et en 2016, les deux fois avec Tom Cruise dans le rôle principal :
Celle de 2012 est vivable, notamment parce que c’est Werner Herzog qui joue le méchant. À l’époque, les fans avaient hurlé parce que Jack Reacher est censé faire 2m et peser 120kg, ce qui ne correspond pas tout à fait au gabarit de Tom Cruise. L’auteur des romans, Lee Child, avait répondu à ces hurlements avec une certaine roublardise :
“La taille de Reacher dans les livres est la métaphore d’une force inarrêtable, et que Tom Cruise incarne à sa manière.”
Le deuxième film avec Tom Cruise, en 2016, était une catastrophe (“une nouille molle”, ai-je lu, et ça résume bien la situation). Il n’y en aura pas de troisième. Désormais c’est (évidemment) une adaptation en série télé qui est prévue, vraisemblablement sur Amazon Prime, et cette fois on recherche un grand type couvert de muscles. Je croise les doigts pour que la série utilise des scénarios originaux et des épisodes indépendants les uns des autres au lieu d’adapter directement un des romans, mais c’est peu probable.
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Outre sa propension à se fourrer dans des guêpiers absurdes et à péter quantité de mâchoires et de pommettes pour s’en sortir, Jack Reacher a une particularité : il vit en état de vagabondage, d’un motel à l’autre, avec pour tout bagage un passeport, une brosse à dents pliante et un rouleau de billets. Zero bag. Ça pose quelques problèmes de vraisemblance, mais finalement c’est aussi une manière pour Lee Child de parler de ce qui l’intéresse (et qui lui fait vendre des millions de livres) : l’Amérique des petites villes sinistrées, les magasins discount où Reacher s’achète des fringues neuves au lieu de faire la lessive, les restaurants pourris où il boit des litres de café pour 1,5$, les motels crasseux, les néons blafards, les associations de vétérans qui récupèrent les épaves de la guerre, les usines qui ferment, les prisons géantes qui ouvrent, les petites combines des pauvres gens.
(C’est intéressant parce que Lee Child n’est même pas Américain. C’est un producteur de télé anglais qui a décidé d’écrire des thrillers après un licenciement économique, dans les années 1990. En quelque sorte, c’est l’inverse d’Elizabeth George, une native du Midwest qui écrit des romans policiers qu’on jurerait britanniques.)
L’article du New Yorker qui m’avait convaincu de donner une chance à Jack Reacher comparait Lee Child à Simenon, et c’est assez juste :
Les aventures de Maigret ont été écrites par un homme qui a voyagé dans toute la France pour observer des inconnus et les mystères de leurs habitudes. Simenon passait beaucoup de temps là où les voyageurs passent leur temps. Il a donc situé des romans entiers dans des cafés et des bars, dans les intérieurs renfermés peuplés d’habitués réservés, où le détective est un intrus.
Où qu’il aille, Reacher tombe sur des méchants particulièrement vicieux et qu’il tue tous jusqu’au dernier. Un autre article du New Yorker tente de décortiquer ce qu’il y a de si séduisant là-dedans et pourquoi ça passe mal en film :
Mais le fond du problème est qu’un film est une affaire d’action, et dans les livres de Reacher, l’action est pratiquement toujours secondaire. On sait que Reacher va tuer le méchant grâce une combinaison faite de génie tactique et de force brute. Le plaisir naît de l’instant d’introspection de Reacher, dans la milliseconde qui précède l’action : son examen silencieux des variables physiques, géométriques et psychologiques qui composent une altercation violente.
[The Lawless Pleasures of Lee Child’s Jack Reacher Novels]
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Récemment, Lee Child a annoncé qu’il en avait assez d’écrire des Jack Reacher. Au bout de 25 ans ça peut se comprendre et, pour être honnête, ça commençait à se sentir dans les romans sortis récemment — moins de bagarres, plus de regrets. Les descriptions de Reacher insistent de plus en plus souvent sur son âge avancé, sa lassitude, son nihilisme.
Au lieu de se ridiculiser comme Conan Doyle, Lee Child a demandé à son frère, auteur de thrillers lui aussi, de reprendre le flambeau. C’est une sage décision. Toute tentative de tuer Jack Reacher aurait immanquablement échoué — non seulement parce qu’il est super fort, mais surtout parce que le personnage ne lui appartient plus. Il y a déjà des séries de romans qui flirtent avec la fan fiction et mettent en scène le fils de Jack Reacher, les agents du FBI qui traquent Jack Reacher, le clone du futur de Jack Reacher, le pote de Reacher au FBI, et sûrement d’autres qui m’auront échappé.
3. Corrections et compléments
À propos du tri des Lego, j’écrivais il y a trois semaines : “La solution viendra peut-être bien d’un ami, qui est parvenu à établir un système de tri que ses enfants respectent”. Il me fait savoir que : “Pour être précis, on peut parler d'un classement que les enfants comprennent — ils savent où chercher les pièces. Après...”
Toujours dans la lettre d’il y a trois semaines — un autre ami me signale que le vol du V2 est le motif central de Gravity’s Rainbow de Pynchon (que je n’ai pas lu donc je ne me risquerai pas à en dire plus, si ce n’est qu’il inspire les designers).
Au chapitre des loisirs injustement méconnus, je laisse la parole à un ami exilé en Suisse et qui y a découvert des sports particulièrement exotiques :
Le Hornuss est un sport traditionnel suisse qui consiste à envoyer un palet à l'aide d'une tige flexible lestée au bout (une sorte de fouet) dans un champ rectangulaire où des intercepteurs doivent réceptionner le palet en le cognant contre une raquette en bois pleine (une palette) qu'ils peuvent lancer en l'air. En fait, le lanceur fait tourner son fouet autour de soi de manière acrobatique et frappe le palet avec, faisant valdinguer le palet à une vitesse entre 150 et 300 km/h, tandis qu'en face, des gaillards s'agitent en regardant le ciel avec des raquettes portées à bout de bras pour tenter de réceptionner l'objet sans se rentrer dedans ni se le prendre dans les dents. (Bon, ils ont des casques normalement, mais pas toujours car c'est un sport de paysans qui se joue parfois avec du matériel rudimentaire dans des champs agricoles. Attention amis cyclistes, des accidents sont vite arrivés.)
Honnêtement c’est à peine croyable.
Et enfin, j’ai moi-même une correction à faire. La semaine dernière, je vous rapportais une série de citations “manifestement ridicules et apocryphes” à propos de Wittgenstein. Eh bien la première était vraie. Je suis tombé dessus en lisant le livre de Norman Malcolm :
Ma femme lui donna du fromage suisse et du pain de seigle pour déjeuner, qui lui plurent beaucoup. Dès lors, il insista pour manger du pain et du fromage à pratiquement tous les repas, ignorant généralement les différents plats préparés par ma femme. Wittgenstein disait que peu lui importait ce qu’il mangeait, tant que cela restait toujours la même chose. Lorsqu’un plat particulièrement appétissant arrivait à table, je m’exclamais parfois “Saperlipopette !” [“Hot Ziggety!”], une expression que j’avais apprise enfant, au Kansas. Wittgenstein m’emprunta l’expression. C’était incroyablement drôle de l’entendre s’exclamer “Saperlipopette !” quand ma femme déposait le pain et le fromage devant lui.
Du coup je suis pris d’un affreux doute pour les autres.
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Et voilà.
Portez-vous bien, à mercredi prochain.
M.
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